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Samantha et Antoine

01 octobre 2019

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Washington DC : au cœur du pouvoir

Les lanières de nos gros sacs à dos nous scient les épaules. Nous les hissons dans le compartiment à bagages de notre wagon, et cherchons désespérément une place. Le train est bondé ! Nous arrivons à Washington DC, dernière étape de notre tour de la côte Est des Etats-Unis. La capitale, siège du pouvoir du pays. Immédiatement, la gare donne le ton, en nous accueillant sous son immense voûte dorée. Il règne dans le vaste hall une tension palpable, plus forte encore qu’à New York : hommes et femmes en costumes se bousculent sans s’excuser, leurs attaché-cases dans une main et un téléphone dans l’autre. Antoine consulte l’actualité pendant que nous marchons jusqu’à notre prochain point de chute. Une affaire grave vient d’éclater : Donald Trump ayant fait pression sur l’Ukraine pour obtenir des informations sur son principal opposant politique. Ambiance.

À taille humaine

Contrairement à ce que nous nous figurions, Washington n’est pas une si grande ville : 600 000 habitants, quand New York en comporte plus de 8 millions. Les maisons sont absolument charmantes : bleues, rouges, blanches, jaunes… elles s’alignent les unes à côte des autres, surplombant des jardinets entretenus avec soin. Ici, aucun gratte-ciel. L’échelle à « taille humaine » de D.C contraste avec les mégapoles que nous avons exploré. Les gens promènent leurs chiens dans de vastes parcs, la priorité est aux piétons pour traverser, ça et là surgissent de grandes pancartes où sont inscrites des citations de Martin Luther King. À peine nous promenons-nous que nous sentons nos jambes et nos bras nous picoter ! On ne s’imagine pas la capitale des Etats-Unis étant infestée de moustiques, et pourtant, c’est un véritable fléau. Cela s’explique par le fait que la ville a été construite sur un sol marécageux.

Mouvements

Impossible d’échapper aux dernières nouvelles politiques : une immense vitre court le long d’un immeuble, affichant les unes de tous les journaux des différents Etats du pays. Les titres sont sans appel : « No one is above the law. » Le décor est planté. Nous sommes dans la city du pouvoir. On y trouve notamment le Congrès, la Maison Blanche et la Cour Suprême. Alors que nous marchons devant le Capitole, des cris de manifestants rugissent. Une foule serpente dans le jardin à la pelouse impeccablement tondue : les américains présents portent des t-shirts « #Endgunviolence » et brandissent des portraits des membres de leurs familles décédés à cause des armes à feu. Le mouvement protestataire se déroule dans le plus grand calme : aucun policier, simplement des journalistes qui installent leurs caméras. Deux hommes portant des t-shirts différents commencent à débattre sur la question du port d’arme, de l’immigration, avec beaucoup de courtoisie. Une femme nous raconte qu’elle a perdu son fils, tué par un policier. Chaque jour, 96 américains sont tués sous le coup des armes à feu, et des centaines d’autres blessés. Aucun doute : il y a du mouvement, des confrontations idéologiques, et nous assistons à tous ces échanges, simples témoins.

À propos du pouvoir

Nous avons souvent tendance à penser que la politique est une sphère lointaine, un monde « à part » où se jouent des luttes d’intérêt dont on ne comprend pas toujours les tenants et les aboutissants. S’intéresser à l’actualité, la décrypter, se forger un esprit critique, demande un effort constant qui est loin d’être simple à acquérir dans un monde aussi complexe. Pourtant, les décrets, les lois, ne sont pas des notions abstraites, des textes rédigés dans un jargon obscur. Ces quelques phrases, ces quelques mots qui sont par la suite gravés dans nos pays, influencent quotidiennement nos trajectoires intimes. Ce sont les règles d’une société, ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Nul n’est censé ignorer la loi, mais encore faut-il l’avoir déjà lue une seule fois dans sa vie ! À moins de suivre des études spécialisées, ou de grandir dans une famille ayant ce socle de connaissances, nous acquérons finalement très peu d’informations sur nos droits. Plus les années passent, plus je prends conscience d’à quel point ce qui se joue politiquement a des impacts profonds sur nos existences, nos choix, nos joies et nos souffrances. À l’heure des réseaux sociaux, où l’émotion est reine des fluctuations d’opinion, chercher des informations, les vérifier, pour se forger sa propre opinion et non pas celle qu’on nous a inconsciemment transmise, nécessité du temps, de l’énergie et beaucoup de minutie.

Politique

Ces derniers temps, je repense beaucoup au concours de plaidoirie auquel j’avais participé lorsque j’avais 17 ans. Elle s’intitulait Ne les oubliez pas, et j’y défendais les victimes d’infractions des Droits de l’Homme en Biélorussie. C’était il y a treize ans, devant des centaines de personnes. Je m’en souviens encore par cœur après tout ce temps. L’année suivante, joignant la parole aux actes, j’étais allée en Biélorussie avec des enseignants et des élèves, dans un lycée français et une université linguistique. Souvenirs encore brûlants de longues discussions au sujet de la liberté, des cadres, du pouvoir et des droits humains. Rien n’était simple, loin de là. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux convictions que je me suis forgée au fil de deux années d’action pour des associations de défense des auteurs et autrices. Du peu que j’ai expérimenté, la politique est un territoire qui m’a laissé des impressions très contrastées. Si les échelles n’ont rien à voir, je suis assez sûre d’une chose : il n’y a jamais de « petite » lutte de pouvoir. Les interactions entre les humains sont déjà féroces et complexes dans un village de 1000 habitants, quand il s’agit de prendre la décision de supprimer le conteneur à poubelles d’un hameau.

Bien sûr, on croise dans la sphère politique des individus droits, portés par des convictions profondes, qui composent avec une situation existante pour tenter d’opérer des transformations. On les reconnaît d’ailleurs assez rapidement, en quelques discussions. Leurs paroles et leurs actes sont alignés. Quand il y a cette symbiose entre la volonté et les moyens, les décisions se prennent sans esquive, les changements s’inscrivent en profondeur. Et puis on rencontre des individus inspirant une forme d’inertie, de stratifications d’intérêts, de louvoiement à la place de courage, d’éloignement de la réalité. Ça m’est insupportable. La frontière n’est parfois pas si simple, et il ne s’agit pas toujours uniquement d’une question de personne. Je retiens une chose : les zones d’exercice du pouvoir sont une source d’enseignements à la fois passionnante et effrayante pour qui les observe. Le cœur du réacteur humain, avec tout ce que cela comporte de paradoxe. Antoine et moi avons regardé l’époustouflante série Tchernobyl il y a quelques mois, un récit glaçant montrant les mécanismes du déni au nom d’une idéologie, déni aux conséquences dramatiques. Et au milieu de ces maillages d’intérêts, quelques individus tentant de s’en tenir à un point cardinal simple : la vérité. Les faits. La politique devrait être une affaire de transformation pour le bien commun. Perception simple, idéaliste, sans aucun doute, quand on constate quelles forces intimes et compliquées sont souvent à l’œuvre.

L'imprévu

Plus nous avançons dans la capitale américaine, en observateurs passionnés, plus des souvenirs du lycée me reviennent. C’est sans doute la période de ma vie où j’ai le plus étudié le pouvoir. Cela se ressent sans aucun doute dans l’écriture d’Oraisons, mon premier roman publié. Toutes nos discussions avec Antoine, et ce contexte agité dans la ville, réveillent des livres que j’avais presque oubliés. Cette parenthèse ouvre aussi un temps de lecture pour tous les deux. Antoine ne lâche pas les analyses du Monde Diplomatique alors que je retombe sur Mars ou la guerre jugée, d’Alain. Le philosophe développe son analyse de la notion de pouvoir avec beaucoup de subtilité – et d’idéaux. Il juge le pouvoir par essence anti-démocratique et contre l’intérêt des citoyens. Pour lui, qui a expérimenté lui-même le front lors de la Première Guerre Mondiale, le conflit révèle ce qu’est réellement le pouvoir, c’est-à-dire une organisation militaire aliénant l’être humain. Dans le texte poignant « Le cadavre », le citoyen est décrit comme un outil : « L’homme est comme une pioche. Et encore ne casse-t-on pas une pioche. Matériel humain. ». Pour Alain, les responsables des bains de sangs sont ceux qui instrumentalisent une population au nom d’une idéologie ou de valeurs, autrement dit les décisionnaires. À propos de la Première Guerre Mondiale, il affirme : « Pour moi l’assassin n’est pas l’Allemand. C’est le Français dans son fauteuil. Les élites doivent partager le sort du peuple. »

 

La philosophie est indispensable, et pourtant, nous avons peu de chance de l’apprivoiser dans nos vies. Dans le cursus général, on ne la rencontre qu’une seule année. C’est pourtant un enseignement sur la vie, les systèmes et la sagesse qui donne une profondeur de champ à tout ce qui nous entoure. Replonger dans Mars ou la guerre jugée, c’est de nouveau rencontrer un esprit que j’ai connu des années plus tôt, relire des idées à la lueur des nouvelles expériences ayant entre temps changé ma perception du monde. La vision du pouvoir d’Alain est celle d’une capacité à contraindre, exiger, qui entraîne la privation de liberté profitable uniquement à ceux et celles qui l’exercent. Ce pourquoi toute organisation aurait naturellement tendance à tendre vers un régime centralisé serait l’influence qu’a le sentiment du pouvoir sur les êtres humains. Francis Kaplan, lors d’une conférence en 1989, disait : « De fait, la puissance est comme un alcool, elle enivre et enivrera n’importe qui. » Autrement dit, aussi pures que soient les intentions premières, la folie des grandeurs ne tarderait jamais à venir. Malgré ce portrait au vitriol des systèmes propulsant des élites au sommet des décisions, le philosophe ne fait pas l’apologie de l’anarchie, et tente une forme de synthèse de comment faire cohabiter des systèmes en apparence antagonistes – monarchie, aristocratie, démocratie – pour la construction d’un pouvoir pragmatique, dont la boussole pourrait rester l’intérêt collectif et les Droits de l’Homme. Il y a dans sa pensée une croyance profonde en la régulation, l’ordre, et une peur de ce qu’il nomme « Le Léviathan », autrement dit un peuple qui n’aurait aucun cadre, et qui provoquerait une forme de chaos dans le manque de structuration sociale. Notamment, il y a un principe que n’importe qui a expérimenté : quand il faut prendre une décision pour l’intérêt collectif, il est parfois impossible de demander et prendre en compte l’opinion personnelle de chacun. Un pouvoir exécutif semble alors inévitable pour mettre en branle des décisions et des actions… mais avec une nuance importe. Ne pas s’endormir. Rester alertes, éveillés, en permanence. J’ai souri en retrouvant cette phrase d’Alain que j’avais croisée en terminale : « L’abus de pouvoir est le fruit naturel du pouvoir. D’où il résulte que tout être qui s’endort en liberté se réveillera en servitude. »

 

Notre séjour à Washington est teinté par le climat ambiant et les questions profondes qu’Antoine et moi nous posons la société américaine, et en creux évidemment, la nôtre. Les clivages nous paraissent beaucoup plus marqués qu’au Québec, qui mêle à la fois les influences anglo-saxonnes et françaises. Nous nous sentons davantage dépaysés, et oscillons en permanence entre fascination et attention. Nous ressentons le besoin de lire, de nous documenter, d’exercer encore davantage notre esprit critique.

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