Plus nous avançons dans la capitale américaine, en observateurs passionnés, plus des souvenirs du lycée me reviennent. C’est sans doute la période de ma vie où j’ai le plus étudié le pouvoir. Cela se ressent sans aucun doute dans l’écriture d’Oraisons, mon premier roman publié. Toutes nos discussions avec Antoine, et ce contexte agité dans la ville, réveillent des livres que j’avais presque oubliés. Cette parenthèse ouvre aussi un temps de lecture pour tous les deux. Antoine ne lâche pas les analyses du Monde Diplomatique alors que je retombe sur Mars ou la guerre jugée, d’Alain. Le philosophe développe son analyse de la notion de pouvoir avec beaucoup de subtilité – et d’idéaux. Il juge le pouvoir par essence anti-démocratique et contre l’intérêt des citoyens. Pour lui, qui a expérimenté lui-même le front lors de la Première Guerre Mondiale, le conflit révèle ce qu’est réellement le pouvoir, c’est-à-dire une organisation militaire aliénant l’être humain. Dans le texte poignant « Le cadavre », le citoyen est décrit comme un outil : « L’homme est comme une pioche. Et encore ne casse-t-on pas une pioche. Matériel humain. ». Pour Alain, les responsables des bains de sangs sont ceux qui instrumentalisent une population au nom d’une idéologie ou de valeurs, autrement dit les décisionnaires. À propos de la Première Guerre Mondiale, il affirme : « Pour moi l’assassin n’est pas l’Allemand. C’est le Français dans son fauteuil. Les élites doivent partager le sort du peuple. »
La philosophie est indispensable, et pourtant, nous avons peu de chance de l’apprivoiser dans nos vies. Dans le cursus général, on ne la rencontre qu’une seule année. C’est pourtant un enseignement sur la vie, les systèmes et la sagesse qui donne une profondeur de champ à tout ce qui nous entoure. Replonger dans Mars ou la guerre jugée, c’est de nouveau rencontrer un esprit que j’ai connu des années plus tôt, relire des idées à la lueur des nouvelles expériences ayant entre temps changé ma perception du monde. La vision du pouvoir d’Alain est celle d’une capacité à contraindre, exiger, qui entraîne la privation de liberté profitable uniquement à ceux et celles qui l’exercent. Ce pourquoi toute organisation aurait naturellement tendance à tendre vers un régime centralisé serait l’influence qu’a le sentiment du pouvoir sur les êtres humains. Francis Kaplan, lors d’une conférence en 1989, disait : « De fait, la puissance est comme un alcool, elle enivre et enivrera n’importe qui. » Autrement dit, aussi pures que soient les intentions premières, la folie des grandeurs ne tarderait jamais à venir. Malgré ce portrait au vitriol des systèmes propulsant des élites au sommet des décisions, le philosophe ne fait pas l’apologie de l’anarchie, et tente une forme de synthèse de comment faire cohabiter des systèmes en apparence antagonistes – monarchie, aristocratie, démocratie – pour la construction d’un pouvoir pragmatique, dont la boussole pourrait rester l’intérêt collectif et les Droits de l’Homme. Il y a dans sa pensée une croyance profonde en la régulation, l’ordre, et une peur de ce qu’il nomme « Le Léviathan », autrement dit un peuple qui n’aurait aucun cadre, et qui provoquerait une forme de chaos dans le manque de structuration sociale. Notamment, il y a un principe que n’importe qui a expérimenté : quand il faut prendre une décision pour l’intérêt collectif, il est parfois impossible de demander et prendre en compte l’opinion personnelle de chacun. Un pouvoir exécutif semble alors inévitable pour mettre en branle des décisions et des actions… mais avec une nuance importe. Ne pas s’endormir. Rester alertes, éveillés, en permanence. J’ai souri en retrouvant cette phrase d’Alain que j’avais croisée en terminale : « L’abus de pouvoir est le fruit naturel du pouvoir. D’où il résulte que tout être qui s’endort en liberté se réveillera en servitude. »
Notre séjour à Washington est teinté par le climat ambiant et les questions profondes qu’Antoine et moi nous posons la société américaine, et en creux évidemment, la nôtre. Les clivages nous paraissent beaucoup plus marqués qu’au Québec, qui mêle à la fois les influences anglo-saxonnes et françaises. Nous nous sentons davantage dépaysés, et oscillons en permanence entre fascination et attention. Nous ressentons le besoin de lire, de nous documenter, d’exercer encore davantage notre esprit critique.