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Vivre dans la forêt

Samantha et Antoine

24 septembre 2019

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Vivre en forêt

Après les mésaventures de Boston, quitter la ville est un soulagement. Durant la préparation du voyage, qui a pris presque un an, nous avons cherché longuement des lieux inspirants et originaux où faire halte. Notre fil conducteur est un besoin d’émerveillement, d’habitats alternatifs et d’expériences. L’un de ces lieux est une tiny house en pleine forêt, entre Boston et New York. À l’époque, nous nous étions dit qu’à ce stade de notre parcours, à la date anniversaire de nos 4 ans de couple, cela ferait du bien de s’évader quelques jours en pleine nature, dans ce type d’habitat insolite. Une intuition qui tombait juste.

 

Après avoir ajouté quelques provisions dans nos sacs à dos, nous prenons la route vers notre prochaine étape. Les nuages noirs des soucis planent encore au-dessus de nos têtes, nous essayons de les dissiper à coups de playlists enjouées. Concentration sur l’itinéraire, les sorties, les panneaux : nous sommes passés des kilomètres au miles. Bientôt, la voiture s’élance sur de sinueuses routes forestières. À vrai dire, nous éprouvons une grande impatience : les photos que nous avions vu de la tiny house nous a longtemps fait rêver, et nous oscillons entre la joie de la découverte et la crainte d’être déçus. Pas de check in physique : on nous a simplement envoyé un code qui ouvre la petite maison. À ce stade, fatigués, nous sommes heureux de voir apparaître le carré lumineux de notre habitat temporaire entre les branches des arbres. Les portières claquent dans le noir, nos mains cherchent les lanières de nos sacs. Nous nous attendions au silence, pas du tout ! Crissements des insectes, branches qui craquent, écureuils qui se faufilent : la vie grouille autour de nous.

Des arbres et des livres

À vrai dire, c’est très agréable d’entrer avec ce simple code, comme si nous avions les clefs. Nous poussons la porte de cette tiny house, qui n’a rien à voir avec celle de Floravie. Pourtant, toutes deux font la même taille, mais ce sont des agencements aux antipodes. Cette petite maison a une seule et unique pièce, haute de plafond, avec un design en bois à la fois rustique et moderne. Immédiatement, ce qui émerveille est cette immense vitre qui donne sur les arbres, devant laquelle se trouve posé un simple matelas. Une étagère comprend quelques livres inspirants, dont nous avons d’ailleurs déjà lu certains : Walden ou la vie dans les bois, d’Henry David Thoreau, un classique, ou encore Cabin Porn, de Zach Klein. Antoine s’empare immédiatement de The Nordic Theory of everything, d’Anu Partanen. Il n’y a pas à dire, une pièce avec des livres donne toujours le sentiment qu’on nous ouvre grand les bras. Des amis muets et silencieux, qui patientent contre le mur.

Un lieu à soi

Sur une table, un livret nous explique comment fonctionne la maison, et donne notamment des conseils sur la vie sauvage. La région étant peuplée d’ours noirs, il faut éviter de laisser à proximité toute nourriture qui pourrait les attirer. Si les attaques des ours semblent augmenter du fait de l’accroissement du tourisme dans les régions reculées, du réchauffement climatique et de la déforestation, elles sont rarissimes – mais évidemment médiatisées. L’ours noir est omnivore, mais les végétaux constituent 75% de son régime alimentaire, contrairement à ce que véhicule l’imaginaire autour de l’espèce. En résumé : prudence évidemment, mais nous ne ressentons pas de peur particulière. Pour le reste, la tiny house a de l’eau courante et est reliée au réseau électrique. Contrairement au domaine de Floravie, qui disposait de panneaux solaires et de systèmes écologiques aboutis, cet habitat n’est pas autonome énergétiquement. Déception du côté des sanitaires : un système de toilettes électriques qui n’est guère une réussite. Nous trouvons dommage, en plein cœur dans la forêt, de ne pas avoir tenté des aménagements avec une conscience plus écologique et respectueuse de l’environnement. Quoiqu’il en soit, l’espace est en soi une véritable réussite, qui fait se sentir immédiatement bien.

Déconnexion

Avec Antoine, nous avons pris une décision durant le trajet. Ce temps en pleine forêt doit être un territoire préservé de tout ce que nous avons laissé d’irrésolu, et qui tracasse. Nous sortons notre matériel électronique : ordinateurs, appareils photos, téléphones portables, pour les mettre dans un sac. Objectif : déconnexion complète. Il n’y aura que nous, cet îlot de bois dans la forêt, des livres et la nature. Rien d’autre. Pendant deux jours, nous n’existons pour personne d’autre que nous-mêmes. Tout attendra. Si Antoine y parvient facilement – il a déjà coupé depuis un moment le fil avec le travail, du fait d’être en congé – c’est pour moi plus difficile. Il y a des personnes, vous savez, qui répondent aux sollicitations extérieures et d’autres qui répondent peu ou pas. Antoine et moi n’avons pas la même façon de tisser du lien ou d’interagir. Il a toujours été capable de « couper » d’une façon qui m’impressionne. J’en étais capable, également, à l’époque où j’étais salariée, et où mon temps s’organisait d’une autre façon. La notion de « coupure » a par la suite totalement disparue de ma vie. Mécanisme de survie bien en place, partagé par beaucoup de mes pairs dans des métiers créatifs. Margaud Liseuse avait parlé il y a plusieurs années de la difficulté du rapport aux réseaux sociaux, et de comment elle a marqué des périodes de réelles « pauses ». Juste de la part de lecteurs et lectrices, je reçois une centaine de messages par jour. Je ne parle même pas des mails professionnels, simplement de mots bienveillants auxquels, évidemment, j’ai envie de répondre, parce que la personne de l’autre côté de l’écran a pris du temps pour m’envoyer cette attention, attention qui est reçue et me touche. Cependant, je dois bien admettre qu’aujourd’hui, il devient humainement impossible de répondre à tout. Ou alors, cela devient du plein temps, de juste répondre. Je me suis retrouvée obligée d’accepter que je ne pouvais tout simplement plus répondre à tout.

L'essentiel

Donc, la résolution est à l’autarcie complète : physique et mentale. Durant ces deux jours, nous ne quittons pas le périmètre de la tiny house. Même pas pour une promenade en forêt. Nous dormons, lisons et parlons autour du feu de camp. Nous laissons à la porte des situations irrésolues et des incertitudes pour nous concentrer sur ce qui importe le plus. Il y aura des heures à observer le vent agiter les frondaisons des arbres, les écureuils sauter de branche en branche, les jeux de lumière sur les écorces. C’est l’occasion de profondes discussions sur le repos, le ressourcement, et bien d’autres sujets importants. Nous décidons de nous écrire chacun une lettre. Une lettre importante. Ceux qui ont lu La Marelle comprendront de quoi je parle : parfois, rien de tel qu’une feuille de papier, un crayon, pour exprimer ce que nous avons à exprimer.

 

À mesure que les heures passent, je sens la parenthèse renaître, les arcs de cercle revenir comme deux protections entre le reste du monde et nous. Dans cet espace, les larmes montent. Cela fait un an à présent que ma mère est décédée. J’ai du mal à croire que le temps a pu passer si vite entre l’année dernière – les mois terribles de sa fin de vie – et maintenant. J’ai entendu beaucoup de phrases sur le deuil. Des expressions toutes faites qui n’ont aucune résonnance en moi. « Faire son deuil ». Quelle drôle de tournure. Comme si la perte de l’être cher pouvait aller avec le verbe faire, faire sa valise, faire la vaisselle, faire à manger. « Aller de l’avant ». « Avancer ». Tout cela n’a aucun sens. L’absence désormais éternelle de l’un de ses parents n’est pas quelque chose qui se résout. C’est un état de fait. Un vide avec lequel il faut composer, et qui engendre une réorganisation de la vie, de la famille, de ce que l’on avait pu projeter. Nous avons tous nos systèmes internes pour faire face à l’insurmontable : des stratégies d’évitement, le plus souvent. Là, alors que nous sommes dans cette petite maison au milieu de nulle part, enveloppés par l’atmosphère sereine de la forêt, il n’y a plus d’échappatoire. Simplement les émotions brutes, qui ont le droit d’exister.

Les mains tendues au-dessus du feu, nous regardons les filets rougeoyants monter vers le ciel. Araignées et papillons de nuit sont inévitablement attirées par cette source de lumière. Nous contemplons la voie lactée dans les trous de la canopée. Nous devrions tous pouvoir regarder les points lumineux des étoiles une fois par jour. Le rappel de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Notre juste place. Depuis notre retraite, nous pensons aux êtres chers, la famille, les amis, qui sont à des milliers de kilomètres. La mort est l’apprentissage de l’irréversible. Aussi préparé que l’on puisse être à cette possibilité, avant que l’absence ne surgisse, cela reste une abstraction. Nous nous concentrons sur nos souffles, sur chaque seconde, pour saisir autant que possible nos propres vies. Notre propre temps.

La nuit, dans la forêt,

les étoiles sont réconfortantes et douloureuses.

Surtout celles qui brillent fort.

Ressourcement

Pendant que j’écris, Antoine dévore The Nordic Theory of everything, d’Anu Partanen. De temps en temps, il lève la tête de sa page pour me faire la traduction d’un chapitre. L’ouvrage est une analyse comparative des systèmes d’organisation nordiques avec le système américain. Il est question de temps pour soi, d’équilibre entre vie personnelle et professionnelle et de droits sociaux des individus. L’absence de protection sociale aux Etats-Unis est effrayante – notamment, hormis dans quelques Etats, aucun congé maternité, seulement le droit de prendre une « disponibilité » non rémunérée dans un cadre balisé. En comparaison, les initiatives des pays nordiques sont réellement progressistes.

 

Écrire.

Lire.

Et devant nous, cette vitre qui donne sur ce monde sauvage, préservé, qui est un spectacle permanent.

 

À l’issue de ces deux jours, nos visages sont incroyablement reposés. On croirait que nous venons de sortir d’un sommeil de mille ans. Cet endroit, cette expérience, est actuellement notre plus précieux souvenir de tout le début du voyage. C’était au fond très simple : une petite maison dans la forêt, un espace lumineux, et cette paroi de verre qui était comme un tableau mouvant et vivant. Notre bout du monde.

 

Rien n’est résolu, mais la sérénité s’est frayée un chemin.

 

Après ces deux journées suspendues, en dehors du temps, où tout s’est mélangé dans la contemplation – passé, présent, futur – quelque chose est différent.

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