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Samantha et Antoine

02 novembre 2019

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Une nuit à Osaka

Vivre dans un autre pays, c’est remarquer tout ce qui diffère de son propre chez soi. Très souvent, cela tient à des détails insignifiants. Se déchausser systématiquement en entrant dans une maison. Ne pas laisser de pourboire, parce que cela serait mal vu. Les notices explicatives accrochées au-dessus de chaque baignoire. Ces contrôleurs qui vous accompagnent jusqu’à votre quai lorsque vous êtes perdus. Les souterrains du métro impeccables, dotés de toilettes. Cette façon de remercier systématiquement ses interlocuteurs à la moindre interaction. L’absence de poubelle dans la rue, parce que l’on ramène ses déchets chez soi. Le dépaysement est plus fort qu’au Canada et aux Etats-Unis, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Pour autant, nous ne ressentons pas un décalage si important : au fond, à travers la pop-culture japonaise qui a irrigué nos vies, bien des éléments sont déjà familiers. Nous savons ce qu’est un ramen depuis que nous sommes adolescents, parce que nous avons grandi avec les animes japonais qui passaient sur TF1 ou France 5. D’ailleurs, sans doute sommes-nous inconsciemment attirés par des pays que nous connaissons sans les connaître, parce que de fait, nous avons été en contact avec eux dès notre plus tendre enfance, par les histoires qui défilaient au petit déjeuner avant d’aller à l’école.

Lumières

Osaka est une étape de transition entre Honshu et Shikoku. Nous n’y restons qu’une journée complète, avant de quitter pour de bon les zones urbaines. Après nous être délestés de nos sacs à dos, nous arpentons la ville à la tombée de la nuit. L’ambiance est très différente de Tokyo et Kyoto : les bâtiments sont d’inspiration plus occidentale, on traverse les passages piétons quand le feu est rouge et il faut être attentifs pour éviter une collision avec l’un des vélos fonçant sur les trottoirs. À n’en pas douter, la mentalité est différente, il y a dans l’air un je-ne-sais-quoi plus décontracté. La festive rue Dotonbori nous ouvre les bras : foule grouillante, écrans éblouissants, jeunes en cosplay et échoppes colorées. Nouvelle errance au gré des stands sur lesquels crépitent des okonomiyaki. Plus que jamais, nous sommes des être diurnes, et lutter contre la fatigue dès que le soleil disparaît est difficile. Mais c’est notre dernière occasion de côtoyer l’une des mégapoles du Japon : nous avons envie de sortir. Pour faire quoi ? Une même idée nous traverse. N’est-il pas temps de se consacrer à l’une de nos grandes passions, les jeux vidéo ?

Playing video games

Bifurcation vers le quartier de Den Den Town, véritable village technologique au cœur de la ville. Aux murs, des affiches géantes de héros emblématiques de mangas. Les rayonnages multicolores débordent jusque dans la rue – stickers, peluches, figurines, DVDs et autres produits dérivés. Antoine essaye de m’attraper un Ronflex dans un UFO Catcher. Les pinces se referment dans le vide. Ce truc est encore pire que le casino ! Nous sortons vite : la salle d’arcade nous appelle. Musique à fond et Japonais juchés sur leurs sièges qui appuient frénétiquement sur des manettes. Les écrans blancs trompent nos cerveaux : la fatigue se dissipe. Nous explorons les différents étages, à la recherche de personnages familiers. Allez, une partie de Street Fighter, pour la nostalgie ! Oh, mais quelles sont ces chansons adorées qui atteignent nos oreilles ? Final Fantasy Theatrhythm pulse sur l’une des bornes. Comment résister ? C’est parti pour une heure de jeu en compagnie de One-Winged Angel, Don’t be Afraid, Not Alone, A Place to Call Home, Zanarkand ou encore Suteki da ne.

Suteki da ne

Antoine et moi nous sommes rencontrés dans une grande entreprise de jeux vidéo. Nous n’avions pas atterri là-bas en stage par hasard : les années collège et lycées ont été rythmées par les sorties de Final Fantasy, World of Warcraft et autres Zelda. Sans aucun doute, le jeu vidéo est le bien culturel qui a connu le plus puissant essor au XXe siècle. À ce titre, le Japon occupe clairement une place de leader, ayant donné naissance à des consoles et des titres ancrés désormais dans le quotidien de notre génération. La création vidéoludique japonaise a su inventer un genre à part entière dans les années 80 et 90, le fameux JRPG – Japanese Role Playing Games. Personnages foisonnants, univers riches et détaillés, scénarios poussés, cinématiques innovantes, musiques emblématiques… ceux et celles ayant joué à Chrono Trigger, Seiken Densetsu 3 ou Final Fantasy voient très bien de quoi je parle. La particularité de ces jeux est qu’ils sont narratifs par essence : le gameplay importe, bien entendu, mais ce qui a profondément marqué les joueurs, c’est la mort de on-ne-dira-pas-qui dans FFVII, le moment où Céles chante à l’Opéra, la révélation de la réelle mission des invoqueurs ou la scène de valse entre Squall et Linoa. Contrairement à un Mario ou un Zelda, qui sont très divertissants à bien des égards, les JRPG proposent des histoires incroyablement élaborées. En nous subsistent les traces indélébiles des émotions vécues à la fois derrière nos écrans, mais aussi en tant que joueurs ayant interagi pour construire ce récit.

Tandis que nous jouons, nous observons les personnes autour de nous. Certains pré-adolescents sont là depuis des heures : il est tard, leurs yeux sont rouges, on a presque envie de leur demander « vous n’avez pas école, demain ? ». Venons-en donc à l’un des apprentissages de ces derniers mois, qui n’a rien d’une révélation en soi, mais qui fait partie de notre cheminement mental. Nous éloigner de nos téléphones et ordinateurs a changé notre rythme interne, biologique même. Nous le ressentons à la qualité de notre sommeil, à nos traits plus reposés, à la densité de nos conversations. Ces changements ne s’opèrent pas uniquement parce que nous voyageons et que nous prenons du temps pour nous. De fait, nous avons conscience que nous appartenons à une génération qui a grandi avec les écrans, et que notre relation à ces derniers est complexe et chargée de paradoxes. Antoine pourrait parler durant des heures de sa phase World of Warcraft et des semaines de son existence qui ont été consacrées à sa guilde. J’aurais encore beaucoup à dire sur comment certains jeux vidéo génèrent un esprit de collaboration, un sens de l’équipe ou encore un gain de compétences.  Mais comme beaucoup d’autres activités dans le monde bien réel, réseaux sociaux et jeux vidéo entraînent aussi des mécanismes de dépendance. Entendons-nous bien : la technologie a clairement modelé la personne que je suis devenue. S’il n’y avait pas eu Internet dans les années 2000, alors que je vivais dans un petit village de Normandie, je n’aurais probablement ni eu mes résultats scolaires, ni ma culture, ni ma carrière. Je n’aurais pas non plus rencontré de nombreux amis à travers nos passions communes – Sonia, Miya et bien d’autres. Les écrans sont une fenêtre formidable vers d’autres mondes, une ouverture vers l’altérité et la connaissance. Mais à toute puissance ses revers. Antoine et moi avions déjà conscience de ce rapport à toutes ces machines qui nous entourent. C’est un sujet de conversation récurrent avec Anne-Fleur, qui a décidé de ne plus avoir de téléphone portable depuis un an. Nous parlons des divertissements, mais la technologie est omniprésente dans notre travail. Antoine et moi passons au minimum 8h par jour sur nos ordinateurs, lui au bureau, moi à la maison. C’est un constat partagé par beaucoup d’individus. Qui réussit, en vacances, à réellement couper ses mails ?

Nous passons un excellent moment dans cette salle d’arcade, puis nous rentrons dans notre ryokan. Il est plus difficile de s’endormir que d’habitude, parce que, de fait, notre esprit est en alerte, éveillé par toute cette agitation. Nous parlons alors de cette volonté commune de trouver davantage d’équilibre dans notre lien à la technologie. La question n’est pas tant de rejeter ce qui est tantôt un divertissement, tantôt un outil de travail. Mais bien de nous interroger sur la conscience que nous avons ou non de l’incidence que cela a sur nos vies, selon les circonstances. En réalité, nous aspirons à davantage d’équilibre, tout simplement. Est-ce que, par exemple, nous laisserions nos propres enfants jouer autant aux jeux vidéo, comme ceux que nous avons vu dans cette salle d’arcade ? La réponse est non. Mais nous-mêmes, au même âge, comment étions-nous ? Nous le savons très bien. Arrive un moment où nous avons envie de tracer des contours plus nets autour de nos habitudes et nos actions. Choisir à quoi nous consacrons notre temps avec davantage d’attention, de conscience et d’équilibre.

Rencontres

Le lendemain matin, nous hissons de nouveau nos sacs sur nos dos. Un dernier repas à Osaka avant d’attraper notre train. Nous trouvons une minuscule échoppe traditionnelle dans le coin d’une ruelle. Un comptoir en bois, six sièges disponibles, un seul plat proposé : riz au curry. Tarif : 4 euros par personne. Le cuistot touille sa grande marmite en souriant et verse de généreuses louches dans nos assiettes. Nous mangeons à côté d’un couple du même âge que nous, qui parle parfaitement japonais. Surprise : ces derniers sont américains. L’avantage de ce genre d’endroit est que l’on noue des liens facilement avec ses voisins de table. Le courant passe immédiatement. Rayko et John vivent à Osaka depuis 4 ans déjà, où ils ont complètement refait leur vie. Cette ville est selon eux beaucoup plus détendue que Tokyo – et attention, on ne se met pas du même côté de l’escalator, ce qui veut tout dire ! Ils nous expliquent que ce pays leur permet d’avoir une bien meilleure qualité de vie. En comparaison avec les Etats-Unis, les loyers sont accessibles. Le Japon a l’un des systèmes de prise en charge de la santé les plus performants au monde. Ils ajoutent, l’air très sérieux, qu’on y mange également très bien. Maison, santé, nourriture : tout cela, nous le comprenons parfaitement. De fil en aiguille, nous parlons de nos vies et de nos aspirations. Il n’y a rien de mieux que d’entendre les habitants d’un endroit le décrire : cela apporte encore un autre éclairage sur Osaka, et confirme ou infirme nos propres impressions. Rayko connaît bien Shikoku : elle nous donne de précieux conseils pour nos prochaines étapes. Le couple envisage de passer un mois en France en mai prochain, nous les invitons chaleureusement à passer nous voir. Nous n’échangeons pas nos numéros de téléphone, ni ne nous ajoutons sur Facebook : on s’abonne sur Instagram. À chaque décennie sa façon de garder contact.

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