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Samantha et Antoine

20 octobre 2019

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Le pont d'or

C’est l’heure de quitter Yosemite. Au revoir, falaises escarpées qui donnent le vertige. Au revoir, conifères longilignes qui se balancent au gré du vent. Au revoir, odeur si particulière, mêlant humus, sève et brûlé. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas passé quatre jours d’affilée au même endroit. Antoine est radieux : la conquête du half dome lui a donné des ailes. Nous allons passer de ce parc naturel préservé à une nouvelle mégapole américaine. San Francisco est une courte étape durant notre périple. Depuis les premiers jours passés aux Etats-Unis, nous avons désormais une certitude : ce pays suscite en nous l’émerveillement pour ses espaces sauvages, et un certain malaise quand il s’agit de ses villes grandioses. Nous avons pris la décision de passer le plus de temps possible dans des endroits reculés, loin des sentiers battus. La curiosité nous pousse cependant à faire une courte escale à proximité de la Silicon Valley, pour découvrir son pouvoir d’attraction.

Vers le pont

San Francisco, c’est tout un imaginaire qui se déploie, déjà gravé dans des souvenirs très lointains. Je me revois toute petite, assise sur le canapé du salon, quand les images d’un grand pont rouge crépitaient sur l’écran. Le générique de La fête à la maison. Au casting, des acteurs souriants, les cheveux dans le vent, dans leur décapotable filant sur ce pont suspendu. C’est d’ailleurs un sentiment étrange de découvrir des lieux que nous avons la sensation de connaître, puisque de fait, nos vies ont été émaillées de représentations de ces villes ou paysages mythiques. San Francisco, c’est le Golden Gate. Sans jamais y avoir mis les pieds, toutes ces images des Etats-Unis nous ont influencé, ont participé à forger nos propres visions de concepts tels que liberté, l’amour, la famille… c’est Jack Kerouak et Sur la route, Lana del Rey et This is what makes us girls, Disney et Bambi. Mais cette parenthèse, c’est notre histoire, et commencer son propre récit, c’est savoir remettre en question les récits collectifs.

Le coût de la vie

C’est donc en étant concentrés sur nos propres ressentis, en déployant notre propre esprit critique, que nous abordons cette courte halte. Premier point : se loger. Les prix à San Francisco sont totalement délirants. Déjà, quand nous avons réservé notre pied à terre, impossible de trouver une nuit dans une chambre en Airbnb à moins de 250 dollars. Antoine est parvenu à tomber sur une annonce plus raisonnable : un préfabriqué dans le jardin d’une maison à Oakland. Parfait. S’il y a une douche chaude, nous, on est ravis ! Mais avant l’heure du check-in, nous avons encore du temps. Nous décidons d’entrer dans le vif du sujet, et d’aller directement en centre-ville. Notre van se retrouve donc dans les embouteillages, qui anéantissent la sérénité puisée ces derniers jours. Le chant des oiseaux semble à des années lumières. Nous égrenons tous les meilleurs moments de notre voyage pour faire passer le temps, à mesure que les voitures s’arrêtent ou accélèrent sur la quatre-voie. Joie cependant : revoir l’océan qui brasille sous le soleil. Un péage plus tard, nous franchissons un pont. De grandes pancartes publicitaires saturent l’espace visuel : le dernier iPhone, une pub pour une start-up de livraison en ligne, et la meilleure de toutes pour une complémentaire santé : « Nous sommes humains. Tout le monde a le droit à la santé ». Sous l’immense affiche orange, deux personnes à même le sol tendent la main pour une pièce. L’histoire qu’on se raconte versus la réalité.

Les récits du bonheur

Je vais encore vous parler de la puissance des récits, mais c’est un prisme psycho-sociologique qui éclaire à bien des égards nos modes de vie et nos choix, et d’autant plus une visite à San Francisco, capitale des révolutions technologiques. Le point commun entre tous les êtres humains est la nécessité d’ordonner le chaos, de construire des mythes. Nous avons un besoin impérieux de trouver du sens à nos vies, sans quoi, il faut regarder en face l’abyme qui nous attend tous. J’ai récemment lu un ouvrage qui a bouleversé ma vision du monde. Un soir, à Paris, je discutais avec le directeur d’une organisation professionnelle d’auteurs. Cet allié précieux fait partie des rares personnes ayant une vision d’ensemble des profonds enjeux qui secouent actuellement les créateurs et créatrices dans leurs industries. Nous nous sommes rencontrés par hasard : des étiquettes nous plaçaient côte à côte lors d’une concertation avec la Ministre de la culture. Nous avons immédiatement senti notre point commun : nous décortiquions la situation et tentions déjà de voir quelle solution se trouvait ailleurs que dans les cases qu’on nous dictait. En résumé, nous n’adhérions pas à l’histoire qu’on nous racontait – mais tout va bien pour les auteurs, pas d’inquiétude, ce système est génial – et nous analysions les faits et les expériences rencontrés à travers notre travail, pour faire émerger un autre récit, celui que nous entendons tous les jours dans nos associations ou syndicats respectifs. Plus tard, j’ai reçu par la poste un livre, emballé dans un joli papier satiné. Penser l’écart, de Carlos Tinoco, Sandrine Gianola et Philippe Blasco. Le papier cadeau n’était pas de trop : cet ouvrage a ouvert des perspectives que je sentais confusément sans parvenir jusqu’ici à les analyser. Cet essai réconcilie les sciences humaines et les sciences dures, souvent considérées comme aux antipodes – à savoir sociologie, philosophie, neurosciences, anthropologie, épistémologie et psychanalyse. Les auteurs livrent un argumentaire ciselé et implacable sur le besoin impérieux des êtres humains d’adhérer à une histoire, ou bien d’en créer. L’écart avec les autres se situe souvent là : certaines personnes sont les auteurs des récits.

Idéologies

Au XXe siècle, des idéologies ayant modifié en profondeur notre Histoire se sont affrontées : fascisme, communisme, libéralisme. Derrière ces grands courants, il y avait toujours une histoire commune pour la population, une mythologie dans laquelle se projeter. Le décalage entre la promesse et la réalité est encore un autre sujet. Nous le savons, c’est aujourd’hui le récit libéral qui domine la plupart de nos sociétés, les autres s’étant en grande partie effondrés. Je vous épargne le cours d’histoire au profit de radicaux raccourcis, mais aujourd’hui, comme toutes les idéologies, le libéralisme a également montré ses limites, et suscite dans les populations mondiales un doute profond, qui s’incarne dans différentes formes. De nouveaux problèmes majeurs se posent, qui n’ont pas encore trouvé de résolutions, comme l’urgence évidente et cruciale de la crise écologique. En parallèle, Internet et toutes les révolutions technologiques qui en découlent ont transformé nos modes de vie bien plus profondément que nous le soupçonnons. La collecte des données personnelles et leur utilisation interrogent aujourd’hui la notion même de liberté et de démocratie. Le concept de travail est en pleine mutation, et les collisions sont rudes entre la logique économique et les droits humains. Les pouvoirs publics semblent très en retard par rapport à la vitesse des évolutions actuelles. Pour autant, malgré nos convictions individuelles, nos systèmes de valeurs, nous sommes tous prisonniers de nos propres contradictions. Tout simplement parce que dans un monde aussi complexe, maintenir une cohérence avec ce que nous jugeons être « éthique » tout en faisant partie de la société est un défi redoutable. San Francisco est le temple du récit de la start-up – entreprendre, partir de rien, réussir. Une autre forme de loterie géante, et à bien des égards, la figure de l’auteur est une préfiguration de la mythologie actuelle de « l’entrepreneur » : on y retrouve la prise de risque, l’apogée de la personnalité, avec la perspective d’une récompense aléatoire. Étudiez le champ lexical des lancements des starts-ups, vous verrez que surgissent des termes comme création, talent, etc. Nous mettons les pieds dans le cœur battant des industries de pointe : on y trouve Apple, eBay, Facebook, Google, Electronics Arts, Microsoft et bien d’autres géants dont les produits ou services font désormais partie intégrante de nos vies. Quand un récit est en crise, alors l’être humain va automatiquement en chercher un autre. Une nouvelle histoire, une nouvelle direction, de nouveaux personnages, de nouveaux objectifs pour de nouvelles quêtes. Actuellement, où en sommes-nous de nos récits collectifs ? Quelles sont les idéologies réellement en lutte ? Quid du surgissement du récit écologique ? Si j’ai bien appris une chose ces dernières années, c’est que toutes les histoires qui modèlent nos choix, nos comportements, nos avenirs, méritent d’être étudiées et questionnées.

Trouver une place

Les embouteillages sont propices aux discussions avec Antoine. L’un de nos amis lance actuellement sa propre start-up, Rewind, pour laquelle j’ai d’ailleurs écrit des textes. Nous l’encourageons par messages, à l’autre bout du monde. Nos réflexions s’entrelacent au fil des avancées ou arrêts de la voiture, puis interrompent leur cours quand nous parvenons enfin en centre-ville. Premier défi : garer un van à San Francisco. Nous découvrons que la plupart des parkings publics les refusent. Le stationnement dans cette ville est un enfer : les codifications sont complexes – des trottoirs aux couleurs différentes, des stationnements limités pour 2h seulement, des horaires d’heures de nettoyage à respecter – mais nous finissons par trouver la solution. Une place impromptue sur un parking de supermarché, avant de changer le van de place plusieurs fois pour éviter tout problème. Ce premier obstacle surmonté, nous faisons une grande promenade sur le port, jusqu’au Golden Gate. La vue de l’océan apaise et amenuise les heures de stress vécues dans la circulation. Dans une maison donnant directement sur la plage, un groupe d’étudiants fait la fête. Leurs silhouettes apparaissent à travers la baie vitrée, tandis qu’ils brandissent leurs gobelets rouges pour trinquer. C’est vendredi soir – enfin plutôt, vendredi 16h30 ! La jeunesse dorée profite de la vie. Les passants lèvent la tête pour les regarder avec envie danser sur une terrasse dominant le port. Nous trouvons une langue de sable sur laquelle nous asseoir pour regarder de plus près le fameux pont rouge, qui enjambe de façon spectaculaire la baie. Des enfants jouent à se poursuivre dans les vagues, en poussant des cris de joie. Antoine et moi nous écrivons des mots dans le sable. Il n’y a pas d’âge pour ça.

Bâtir son pont

Nous flânons ensuite dans les hauteurs, pour voir de nos propres yeux ces iconiques rues aux pentes abruptes. Les maisons sont affolantes de beauté : les façades colorées, les portails arborés de fleurs, les bow-window poétiques… Il doit faire bon vivre dans cette partie de la ville, à quelques pas de la plage, dans ces collines calmes. Main dans la main, nous jouons à l’un de nos jeux préférés « Devine ce que je préfère » (jeu à pratiquer partout, avec une préférence pour les musées qui rendent le défi souvent difficile !). « Devine quelle maison de la rue je préférerais vivre ? » – parfois, la réponse est ardue, ou surprenante, mais au fil des années, nous commençons à bien connaître nos goûts. Nos pas nous conduisent jusqu’à un petit café, où nous sirotons nos boissons en observant les passants marcher d’un pas rapide dans la rue. Nous ne savons pas exactement comment définir l’atmosphère de cette ville, qui a des accents de vacances paradisiaques. On y vient pour bâtir son golden gate : tenter sa chance, monter sa boîte, créer un pont d’or vers un hypothétique succès permettant peut-être, un jour, de figurer parmi les jeunes qui s’enivraient sur cette belle terrasse au bord de la baie.

Déjà, la nuit tombe, et nous savons que la circulation sera très dense jusqu’à Oakland. À contrecœur, nous retournons dans le van pour une nouvelle séance d’embouteillages. Nous attend une dernière épreuve : réussir à nous garer, puis à franchir la porte cadenassée derrière laquelle se trouve le préfabriqué qui nous servira de chambre. Nous marchons à pas de loups dans le petit jardinet, pour ne pas réveiller les habitants de la maison, et nous glissons de notre lit. Nous n’avons pas pu découvrir un certain nombre d’incontournables, mais peu importe : notre intuition nous pousse à nous tenir éloignés des villes. Nous cherchons autre chose. La solitude. La sérénité. Un petit bord du monde.

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