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Samantha et Antoine

01 novembre 2019

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L'art de la délicatesse

Quelques kilos supplémentaires pèsent sur nos épaules. Pour la première fois depuis le début du voyage, nous avons acheté des objets. Jusqu’ici, les sacs à dos étaient à moitié vides, en prévision du moment où nous aurions envie de ramener des choses avec nous, en France. Ce moment est arrivé : il y a au Japon un artisanat éblouissant. Des kimonos, en passant par les estampes ou la céramique, l’exigence et le sens du détail se retrouvent dans de nombreuses boutiques. Nous anticipons les cadeaux de Noël et brûlons d’envie d’ajouter à notre appartement des souvenirs de cette dernière constellation. Des petits morceaux de notre aventure qui se fondront dans notre quotidien retrouvé. C’est un peu moins légers que nous grimpons dans le Shinkansen qui nous conduit à notre seconde étape : Kyoto. La découverte du pays commence véritablement. Il y a quelques années, Jean-Claude Dunyach m’en avait parlé avec des étoiles plein les yeux. Suspense : allons-nous être enchantés ou déçus ?

Lenteur

Nous logeons dans un ryokan traditionnel à dix minutes de la gare – dix longues minutes avec nos maisons harnachées. Nous voilà devenus de véritables escargots, coquilles sur le dos et lenteur de déplacement. Mais j’ai toujours adoré les escargots. En Normandie, avec mon frère et les voisins, nous passions des heures à arpenter le hameau à la recherche des bourgognes, petits gris et autres escargots de jardin, pour les observer avec fascination. Il y a un temps à escargots, voyez-vous : avant ou après une averse, quand l’air a cette odeur d’humidité si particulière. Nous connaissions par cœur leurs cachettes, du fossé envahi d’herbes folles aux pierres qui ceinturent un parterre de fleurs. Évidemment, beaucoup avaient des noms, on les reconnaissait à d’infimes particularités. Les petites joies de l’enfance ne sont jamais loin. Lorsque nous habitions encore en plein Paris avec Antoine, et que la pluie tombait dans la cour intérieure, je ramassais tous les escargots de sortie pour les remettre dans les buissons, afin de leur éviter un écrasement quasi inévitable. Voilà pourquoi nous déclinons l’apéritif qui nous est proposé dans un restaurant : escargots de mer inertes dans un petit bol. « On ne va quand même pas manger tes amis », me dit Antoine.

Se jeter à l'eau

La première chose qui frappe à Kyoto est l’éculée mais si véridique alliance de l’ancien et du moderne. Les ruelles sont émaillées d’adorables maisonnettes aux toits pentus, serrées les unes contre les autres. Tous les mètres, le regard croise des devantures : boutiques, restaurants et autres cafés sont omniprésents. Ancienne capitale du Japon, réputée pour être désormais son cœur culturel, les possibilités sont nombreuses pour qui veut découvrir les trésors du passé de ce pays. Nous commençons par une marche jusqu’à Kiyomizu-dera, qui mêle un temple bouddhique et un sanctuaire shinto. De nombreux Japonais gravissent la montagne dans leur tenue traditionnelle. Les minces artères du quartier de Higashiyama se transforment en rubans multicolores. Les groupes s’arrêtent dans des marches pour prendre des selfies. On est apprêté pour un grand événement, à n’en pas douter. Pas un mot d’anglais ou d’une autre langue, c’est le japonais qui résonne dans nos oreilles. Autant le dire tout de suite : il y a foule. Mais le flux continu des passants n’éclipse pas le charme pittoresque des ruelles vallonnées. Kiyomizu-dera surplombe la ville de toute sa splendeur depuis la colline. Nous franchissons la haute porte deva, imposante apparition rouge et blanche. Le temple est construit sur une grande plateforme maintenue par des centaines de piliers. Ici, on vient pour boire l’eau de la chute d’eau Otowa-no-taki, qui aurait certaines vertus thérapeutiques. En lisant les explications inscrites tout au long de la visite, nous apprenons qu’une étrange tradition se perpétrait ici à l’époque d’Edo. L’expression japonaise « se jeter du Kiyomizu-dera » est l’équivalant français de « se jeter à l’eau », mais leur interprétation était bien plus littérale que la nôtre. Là où nous nous tenons, 234 personnes ont sauté dans le vide, le sol étant 15m plus bas. Pourquoi ? Eh bien la croyance veut que celui ou celle qui survit à ce saut voit son vœu exaucé. Je vous rassure : cette pratique est désormais interdite ! Après avoir contemplé les magnifiques bâtiments, nous poursuivons notre promenade en redescendant jusqu’au centre-ville. Déjà, le soleil bascule derrière l’horizon, baignant Kyoto de lueurs rosées. L’occasion pour Antoine de capturer de nouvelles lumières. Nous flânons ensuite sans but précis, tombant sur des temples et des sanctuaires au gré des croisements.

Purification

Notre horloge interne est toujours déréglée. Cette fois-ci, nous sommes réveillés à 5h. Il y a une forme de progrès ! Qu’importe qu’on se couche tôt ou tard, notre corps est encore sur un autre fuseau horaire. L’occasion de découvrir les lieux touristiques quand la ville est encore endormie. Alors que le ciel commence tout juste à blanchir, nous découvrons le temple Higashi Honganji, complètement désert. Seul un homme jette des seaux d’eau puis frotte les hautes marches. La structure du temple est impressionnante, et pour cause : c’est l’une des plus grandes constructions en bois du monde. La fontaine de purification en forme de dragon attire immédiatement l’attention à l’entrée. Avant de prier dans un temple ou un sanctuaire, la tradition veut que l’on se purifie l’esprit et le corps. Un rituel codifié : on prend la louche dans la main droite, on la remplit d’eau, puis on arrose la main gauche. Ce geste est répété à l’inverse. Ensuite, il faut verser de l’eau dans la paume de la main gauche et en prendre une gorgée. On la recrache en dehors du bassin, dans l’espace prévu à cet effet. Pour finir, on rince de nouveau la main gauche, puis la louche, avant de la remettre à sa place. Cela étant fait, nous pénétrons à l’intérieur du temple – il faut bien évidemment se déchausser. Nos pieds nus rencontrent la surface souple des tatamis. Pas un bruit, le silence est complet et apaisant. Cela vaut le coup de se lever à l’aube pour découvrir de pareils lieux en étant seuls. L’atmosphère n’en est que plus sacrée.

Bien manger

La nourriture occupe une place centrale dans nos vies. Le palais, comme tout, s’éduque jusqu’à identifier les subtilités permettant de sentir le degré de soin et d’attention apporté à une recette. Chaque journée commence souvent par « qu’allons-nous manger aujourd’hui ? » et nos diverses errances gravitent autour de points fixes : la bonne adresse dégotée au fil des recherches Internet. La définition de « bien manger » varie selon les individus. Cela peut être un luxe, comme une simple question de choix avisés. Au Japon, on trouve de nombreux établissements bon marché aux ingrédients d’une très grande qualité. Antoine a un vrai talent pour trouver des lieux uniques en leur genre. S’il y a un endroit au monde où nous voulons faire un restaurant gastronomique, c’est bien ici. Grand écart avec des semaines passées à cuisiner tant bien que mal au-dessus du feu de camp, en plein désert. Mais c’est la même dynamique : le repas se pense et se prépare en vue d’un moment partagé ensemble. Le restaurant n’est pas pour nous une question de « manger à l’extérieur », c’est une occasion que l’on créé. Cet espace physique et mental me paraît très similaire aux déplacements en voiture. Côte à côte ou face à face, certaines discussions y ont lieu comme nulle part ailleurs. Des expériences gustatives restent gravées, associées à des moments bien précis dans la mémoire. Cette conception-là du restaurant, elle me vient de ma grand-mère paternelle. Appréhension de la vie aux antipodes de ma grand-mère maternelle, sans aucun doute. Il y avait d’un côté « Il faut profiter au maximum, tout passe trop vite » et de l’autre « Il faut faire attention, être vigilant, au cas où ». Nous sommes parfois le méli-mélo d’univers sensibles et sociaux aux points cardinaux opposés. Grand-maman, comme elle voulait qu’on l’appelle – une certaine crainte du mot mamie – avait un amour profond des bons moments dans de beaux endroits. Un soir, en Espagne, alors que nous étions toutes les deux à Grenade, elle m’a dit cette phrase que je n’ai jamais oublié « Tu verras, ce dîner, toi et moi, on va s’en souvenir, parce qu’on a réuni toutes les conditions pour. » Et de fait, quinze ans plus tard, la scène est encore bien nette dans mon esprit, la discussion importante que nous avons eu dans cette salle, dont je peux encore décrire la voûte en pierre brute, les tables carrées rehaussées de nappes moirées, les sièges noirs un peu stricts. Et elle, son nez aquilin penché dans son assiette, aspergée de son parfum aux notes orientales, qui me parlait de l’importance des dates symboliques. Ce voyage est aussi pour Antoine et moi un travail de la mémoire : vivre et se souvenir.

Enchantement

C’est donc le moment de découvrir toute la créativité et l’exigence de la cuisine japonaise, chez Sakuragawa. Astuce : un excellent restaurant gastronomique est souvent deux fois moins cher le midi. Ici, un seul service, seulement une dizaine de couverts. Il faut être pile à l’heure, car tout est chronométré pour que l’unique menu se déroule impeccablement au fil de l’arrivée différée des clients. Attablés au comptoir en bois, nous observons avec attention la petite cuisine sans prétention, aux rangements minimalistes. Le déjeuner implique tous les sens : goût, ouïe, odorat, toucher et vue. Voir les plats être crées sous nos yeux fait partie de l’expérience. Nous sommes à mi-chemin entre l’art et le spectacle. Les cuistots livrent une chorégraphie parfaitement étudiée, tranchant les légumes avec application, échangeant leur place entre la planche à découper et la gazinière, ou posant délicatement une fleur sur une assiette. Un délice. Le nombre de plats est parfaitement pensé pour rassasier totalement, sans être bourratifs. Finesse, subtilité, qualité… tout y est. Nous sortons enchantés.

Nijo-jo

Dehors, il pleut à torrent. La serveuse du restaurant nous offre un parapluie bienvenu. Jusqu’ici, nous avons eu beaucoup de chance durant notre voyage : rares ont été les journées sans soleil. Nous prenons un bus pour Nijo-jo, château construit en 1603, en plein centre-ville de Kyoto. Il est connu pour avoir été la résidence du premier shogun de la période Edo. L’eau verte qui encercle les fortifications crépite sous les gouttes incessantes. Nous hâtons le pas pour nous mettre à l’abri à l’intérieur du palais. La visite s’effectue selon un parcours très strict et balisé, qui permet de voir des reproductions des panneaux de bois peints. C’est un imaginaire délicat et fin qui se déploie : pins taillés, cerisiers en fleurs, bambous émeraude, tigres bondissant, grues du Japon. Sous nos pieds nus, le parquet craque à chaque pas. Un dispositif astucieux, qui visait à faire en sorte que les lattes produisent des bruits, afin de savoir si un intrus est dans les parages… Une partie du château est actuellement en rénovation. Nous nous promenons donc dans les jardins japonais et longeons les étangs troublés par l’averse.

Kyoto by night

Le soir, c’est l’occasion de profiter de la vie nocturne de Kyoto ! Après une courte sieste au ryokan, nous discutons avec les tenanciers, qui sont adorables. Nous allons ensuite boire une bière dans un bar chinois, en sous-sol. L’occasion de réfléchir à ce que nous ferons le lendemain. Nous improvisons au gré des jours et des envies, sans plan véritablement établi. C’est ce qu’il y a de plus agréable je crois, tout au long de ce voyage : si les étapes sont fixées, le reste n’est que myriade de possibles. Nous dînons dans un izakaya loin des recommandations touristiques. Ici, pas un touriste : seulement des Japonais assis à même le sol, sur les tatamis, qui trinquent, rient et avalent leurs sushis avec une dextérité que nous sommes loin d’avoir acquise. L’apprentissage de l’utilisation des baguettes est tout un pan de ce parcours. Nous évitons de justesse quelques accidents de projections de sauce soja. Le gérant des lieux est un homme charismatique : bandana au front, il navigue d’un coin à l’autre de la cuisine, en lançant des ordres d’une voix rauque. La carte n’étant pas même traduite en anglais, nous commandons au hasard : et nous ne sommes jamais déçus.

Nature sculptée

Le lendemain matin, lever à l’aube de nouveau, cette fois-ci pour explorer une toute autre partie de Kyoto. Situé à l’ouest de la ville, Arashiyama est un havre de paix en pleine nature. Ce quartier est surtout réputé pour sa bambouseraie, mais il y a bien d’autres choses à y découvrir ! Dès huit heures du matin, les touristes affluent déjà pour se photographier sur le sentier cerné des hautes tiges vertes. Nous esquivons la foule pour trouver refuge au temple Tenryu-Ji, qui date du XIVe siècle. Tapis de mousses uniformes, étang lisse comme un miroir, arbres taillés en nuages… ce cadre zen induit immédiatement un sentiment de sérénité. Nous y passons des heures, à arpenter quelques chemins rocailleux ou à simplement contempler des jardins pareils à des tableaux vivants. Nous prenons ensuite un thé matcha à une centaine de mètres, avant de reprendre nos errances à travers un parc silencieux, un morceau de forêt qui surplombe la rivière Katsura, puis des ruelles peu fréquentées de la ville. Nos vies parisiennes nous semblent à des années-lumière ce jour-là.

Simplicité

Notre séjour s’achève par une pause dans un petit café non loin de notre logement. Nous l’appellerons entre nous « le café de Jade », clin d’œil à notre amie photographe, car c’est tout à fait le genre d’endroit qu’elle aimerait immortaliser ! L’occasion de reprendre notre souffle pour revenir à ce que nous avons laissé derrière nous. Emails, coups de téléphone, vérifications… la sortie de mon prochain conte pour enfants, Chasseurs d’aurore, est imminente ! Il y a encore quelques détails à régler, même à distance. Alors que nous réunissons nos affaires pour un nouveau départ, les gérants du ryokan ont une surprise pour nous : un livre qu’Antoine n’arrêtait pas de lire dans la chambre, The teaching of Bouddha. C’est sereins que nous poursuivons notre chemin.

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