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Samantha et Antoine

20 novembre 2019

6 commentaires

La forêt de Miyazaki

Yakushima. Nous ne comptons plus le nombre de fois où nous avons énuméré nos destinations aux personnes croisées sur la route. Vous pouvez être certain que quand nous prononçons le nom de cette île, les yeux de nos interlocuteurs s’éclairent d’émerveillement. Yakushima est située au sud de Kyūshū, ce qui ne paraît pas si loin, mais depuis le temple, il nous faut de nouveau entamer un périple alambiqué. Un train, encore un autre train, un taxi, de nouveau un train, un tramway, puis un ferry. C’est avec une certaine impatience que nous nous dirigeons vers cette île mythique, ayant inspiré entre autres de nombreuses œuvres de Hayao Miyazaki, comme Princesse Monoké ou Le Voyage de Chihiro. Les sacs sont de plus en plus lourds sur les épaules. Ce n’est pas l’essentiel qui pèse, mais tous les cadeaux et souvenirs que nous collectons au Japon pour nos proches en France. Souvent, je bougonne :

— Rien de superflu, rien de superflu… on s’est transformés en escargots !

— Pense à quel point on sera contents en rentrant, d’avoir ramené ces souvenirs avec nous, tempère Antoine.

Soit. Après une semaine d’immobilité, nous reprenons rapidement les habitudes de la vie nomade.

Les cèdres millénaires

Antoine et moi arrivons à la tombée de la nuit. Changement de climat : l’air iodé est saturé d’humidité et nous voilà cernés par les feuilles géantes des plantes tropicales. Nous nous échouons sur les futons d’un petit cottage à côté du port, épuisés. Le contrecoup d’une semaine coupés du monde se fait sentir. Encore beaucoup de détails logistiques à régler pour la fin de notre voyage, des urgences administratives à prendre en main, quelques impératifs professionnels impossibles à éviter. Peu à peu, la perspective du retour prend forme, l’agenda se remplit de dates. Nous essayons de rester dans l’instant présent, mais ce n’est pas simple ! Ici, le ciel est d’un bleu soutenu, quand nos amis nous envoient des photos d’un Paris grisâtre strié par la pluie. Commence à se poser la question de l’après, et de l’effet que cela aura sur nous. Quoiqu’il en soit, requinqués par une bonne nuit de sommeil, nous commençons l’exploration de Yakushima par une randonnée. Île circulaire de 500km2, l’idée est de la découvrir en faisant son tour complet, du nord au sud. Sa nature préservée l’a inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO. On y trouve une variété stupéfiante de paysages. De fait, si quelques villes et villages sont éparpillés sur le littoral, le centre de l’île est principalement constitué de montagnes recouvertes de forêts primaires. En fonction de l’altitude, la flore se métamorphose, oscillant entre climat subtropical et montagneux. Nous nous engageons sur un premier sentier, à la recherche des cèdres millénaires, que l’on appelle ici Yakusugi. Le plus ancien est nommé Jomon Sugi, dont l’âge est estimé entre 2170 et 7200 ans, en fonction des évaluations. La vie spirituelle du Japon est liée à la nature d’une façon que l’on croise rarement en occident. Il suffit d’analyser l’œuvre de Miyazaki pour y déceler les motifs récurrents de cohabitation entre êtres humains et vie sauvage, divinités animistes et autres mystérieux esprits.

Chaque pas dans la forêt luxuriante est source d’enchantement. Les mousses étalent leurs gammes chromatiques de vert, les troncs géants surgissent entre les branchages, l’air se remplit du murmure constant des rivières et ruisseaux. Nos chaussures de randonnées aux pieds, nous arpentons les chemins qui deviennent de plus en plus escarpés à mesure que nous gravissons la montagne. Il faut sauter de pierre en pierre, jouer les équilibristes sur des planches en bois ou se faufiler sous la frondaison des arbres. La chlorophylle est partout, saturant notre champ de vision. Nous nous arrêtons régulièrement pour boire et contempler ce qui nous entoure. Yakushima est réputée pour être souvent prise d’assauts par les touristes, mais la chance nous sourit : cette longue boucle s’effectue dans une solitude reposante. Les cèdres ancestraux sont de bons compagnons de route.

Une autre vie

Après cette randonnée, nous reprenons la direction du nord, pour poser nos bagages chez l’habitant. Un couple de retraités provenant de Tokyo a tout quitté pour s’installer sur cette île et recevoir des voyageurs. Comme il est bon d’être accueilli dans leur maison moderne, bâtie près de la ville principale, Miyanoura. Tous deux nous nous racontent la culture locale, les dialectes qui subsistent dans les villages, et nous donnent de nombreux conseils pour explorer les environs loin des sentiers battus. Nous nous rendons dans un petit restaurant, Panorama, qui n’a clairement pas volé ses avis sur Internet ! Il fait encore assez bon pour manger en terrasse, alors nous nous installons tout en regardant quelques enfants jouer dans la rue. Le serveur nous explique que de très nombreux français viennent ici, du fait du succès de Miyazaki en France. Certains ont même décidé de s’y installer définitivement. Nous trinquons à la bière locale et nous régalons de leurs spécialités tout en rêvant à une vie alternative dans un tel paradis naturel. Yakushima donne la sensation de rentrer dans l’imaginaire de ces magnifiques animes, où les sommets parés de végétation tutoient l’océan.

Sanctuaire caché

Grâce aux astuces de nos hôtes, nous nous rendons dès le lendemain dans un sanctuaire shinto tout particulier, que l’on trouve à l’aide d’une bonne carte et de persévérance. Dans l’écrin des feuilles gigantesques se cache un autel et des pierres sculptées symbolisant les esprits de la nature. Un trésor chargé de poésie. Nous poursuivons notre route vers une autre randonnée, Shiratani Unsuikyo, pour une journée de marche au cœur d’une autre forêt. S’il faut s’accrocher les deux premières heures du fait d’une montée abrupte, l’effort vaut le coup : dans cet univers d’un vert vif, des tableaux plus éblouissants les uns que les autres se succèdent. Nous ne croisons que quelques autres randonneurs, ce qui rend notre itinéraire relativement paisible. Si ces paysages vous sont familiers, c’est parce que Oga Kazuo, le lead artist de Princesse Mononoké, a passé beaucoup de temps ici à croquer les décors du film. De temps à autre, il suffit simplement de s’asseoir sur une souche, puis d’écouter le bruissement du vent dans les feuilles. Toutes les pensées s’envolent. Yakushima a la réputation d’être une île sur laquelle il pleut tous les jours : nous avons la chance de découvrir ces parcours sous un soleil éblouissant, qui vient éclairer nos pas à travers la canopée.

Enchantement

Pas de doute, ici, la vie sauvage a tous les droits. À chaque trajet en voiture, vous pouvez être sûr qu’il faudra stopper net. Sur la route, des dizaines de macaques japonais s’épouillent en toute nonchalance, souvent accompagnés des cerfs shika. Il faut savoir qu’ici, les animaux ne sont pas en contact avec les êtres humains, il est strictement interdit de les nourrir. De fait, ils ne viendront pas vous voir pour quémander, mais resteront parfaitement immobiles, conscients que nous sommes les intrus sur leur territoire. Le plus fascinant est d’observer la coopération inter-espèce : à plusieurs reprises, nous voyons les singes agripper des branches d’arbres pour les descendre à la hauteur des cerfs, leur permettant ainsi d’atteindre les feuilles. Il existe des témoignages et photos de macaques se servant même d’eux comme… monture ! Incroyable. Silencieux et immobiles, Antoine et moi passons des heures à scruter leurs interactions sociales – disputes, apprentissage des petits, gestes de tendresse. Puis nous reprenons la route en nous engouffrant sous le cerceau végétal des arbres, dont les racines tortueuses viennent s’étendre sur le bitume.

Extrêmes

L’île est ourlée du bleu de l’Océan pacifique, dont les nuances varient en fonction du temps. Voir se succéder les sommets vertigineux, les bandes de sable blanc et les vagues agitées est un spectacle permanent. Plusieurs plages sont un lieu important pour la pondaison des tortues, mais ce n’est pas la saison. Antoine et moi nous y promenons, les cheveux tourbillonnant dans les bourrasques de vent. Le Japon est un pays habitué aux extrêmes – tremblements de terre, typhons, tsunamis… non loin de Yakushima se trouve Sakurajima, l’un des volcans les plus actifs du pays, qui connaît en moyenne 500 explosions par an. En plus de la surveillance accrue de la zone, un dispositif drastique d’évacuation a été mis en place en cas de puissante éruption. Alors qu’en ayant passé une semaine à Tokyo, j’avais ressenti plusieurs secousses, la terre n’a jamais bougé sous nos pieds depuis notre arrivée. Si Yakushima n’est pas une île volcanique, on y trouve néanmoins de nombreuses sources chaudes, en particulier dans la partie sud, qui est notre dernière étape du séjour.

Dans les pas de Miyazaki

Vous le savez, Antoine est très doué pour trouver des endroits uniques. Il a encore fait fort avec une petite maison traditionnelle à une centaine de mètres de la plage. En soi, celle-ci n’a rien d’exceptionnel – petite, ne payant pas de mine à l’extérieur – si ce n’est que cela se rapproche de notre habitat de rêve à l’intérieur. Le bois d’un fauve laqué rehausse les pièces de chaleur – hinoki, cyprès du Japon. L’espace est épuré, simple et minimaliste : quelques étagères et des rangements astucieux. Une salle de bain, une chambre occupée par deux futons, et un coin cuisine séparé d’un espace en tatami par un noren, ce tissu fendu en deux qui marque souvent l’entrée des restaurants. Nous faisons quelques courses pour pouvoir cuisiner dans ce chez nous temporaire. Dans un meuble, l’intégralité des films de Miyazaki… ni une, ni deux, nous nous passons Princesse Mononoké et le Voyage de Chihiro, pour comparer nous-mêmes les ambiances de l’anime avec l’endroit où nous sommes. Sensation magique ! En les revoyant, les rapprochements sont d’autant plus forts. Il ne s’agit pas que du cadre, mais bien d’un état d’esprit, d’une atmosphère, et de ce lien si fort avec la nature.

Un Onsen à minuit

Minuit. Le générique du dernier Miyazaki défile sur l’écran. Dehors, tout est noir. À cinq minutes à pied se trouve un Onsen exceptionnel, creusé à même la roche dans l’océan. On peut y accéder librement, moyennant une somme symbolique. Les sources ne se dévoilent qu’à marée basse, ce qui en ce moment est à midi ou à minuit. Nous décidons de lancer une expédition nocturne, nos claquettes aux pieds et nos serviettes sous le bras. Dans les champs, les impressionnants réseaux de toiles d’araignées apparaissent à la lueur des lampadaires. Au-dessus de nos têtes, la pleine lune joue à cache-cache avec les nuages. Enveloppés de pénombre, nous nous déshabillons et découvrons les bassins encastrés dans les rochers. La solitude n’est pas au rendez-vous : plusieurs habitants du village voisin ont décidé eux aussi de prendre un bain nocturne. C’est délicieux de plonger dans l’eau chaude, tandis qu’à l’extérieur souffle une brise fraîche chargée d’iode. Silence complet, à l’exception de la rumeur des vagues qui viennent s’écraser sur les rocs noirs à quelques mètres. Et nous voilà, parfaitement nus, dans la nuit, à discuter de la pluie et du beau temps avec des Japonais. Ce qui est frappant, c’est à quel point on se fond dans une autre culture, adaptant ses codes et ses habitudes, même s’ils bousculent parfois bien des normes de nos propres sociétés. À bien des égards, cette île nous aura montrée sa magie, de ses forêts luxuriantes, en passant par ses sanctuaires secrets et ses animaux omniprésents. Nous y serions bien restés une semaine, un mois, un an de plus.

6 commentaires

  • Déa dit :

    Encore une fois, tu me fais voyager dans un lieu, un univers de beauté et de magie. C’est magnifique. Je rêve d’y allez, merci pour la découverte de ces lieux !

  • Laura dit :

    Bonjour Samantha, et bonjour Antoine,

    La lecture des étapes de votre voyage, parsemée des photos qui les accompagnent, fut un plaisir que j’ai savouré… comme une parenthèse. Cette dernière me rappelle ma propre recherche d’une bulle, d’un écrin de solitude réparatrice, et de ces moments de sérénité, de rencontres et de sourires que j’ai partagés il n’y a pas si longtemps au Japon, et plus récemment, pendant une retraite d’écriture dans la ville médiévale de Provins.

    J’espère sincèrement que vous en ferez un roman, qui pourra nous ramener de temps à autre avec vous à la chasse aux lumières. Merci pour la contemplation, merci pour les lignes imaginaires que vous tracez dans l’encre et les images, merci pour le partage de vos constellations. Vos lecteurs emportent un peu de ces pensées bienveillantes avec eux – et en eux.

    En vous souhaitant une belle route (et peu importe où elle nous mène),

    Laura

  • Jean-Claude dit :

    Il faut un bon atlas pour localiser cette île extraordinaire! C’est l’apothéose de votre séjour au Japon. J’espère que vous aurez accumulé l’énergie nécessaire pour reprendre contact avec la vie parisienne et les intempéries hivernales.
    Merci pour les moments agréables que nous avons passés en votre compagnie malgré les distances.
    Nous avons bien noté vos projets pour le printemps;
    Grand-père

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