Les cageots contre les hanches, je remonte le chemin jusqu’au temple. Un spectacle déconcertant m’attend devant la cuisine : le plus gros des « chatons », le mâle, s’est lové contre sa mère, qui fait la moitié de sa taille, et… la tète en ronronnant. Jamais je n’ai vu cela auparavant, un énorme matou non sevré ! Désormais, le voici affublé d’un nom. Big Mother Issue. Évidemment, les chats hurlent en me voyant arriver. Frog Killer escalade la moustiquaire dans un acte de désespoir. Je leur jette une poignée de petits poissons, comme le fait Jiho. Étant désormais responsable de la faune, j’hésite à dire au moine ce qu’il faudrait faire pour que les félins ne soient pas aussi boulimiques. Le voilà d’ailleurs qui arrive.
— OOOOOH ! ALL THIIIIIIS ?
Il inspecte les cageots remplis et pousse des exclamations euphoriques. J’ai le sentiment que cela lui fait très, très plaisir.
— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
— Juice.
— OK, est-ce vous avez un presse-citron ?
Il éclate de rire.
— NOOO ! BY HAND !
Quelques secondes plus tard, c’est le retour de la tronçonneuse. Il faudra donc se débrouiller pour presser ces kilos d’agrumes à la main. J’élabore un stratagème avec un grand saladier et une passoire, et démarre le long et fastidieux travail de pressage de kabosu. Contre toute attente, c’est plutôt relaxant. Une heure plus tard, plusieurs bocaux emplis de jus s’alignent sur le plan de travail. Quand Antoine et Jiho reviennent, ils découvrent le résultat. Il faut ajouter un peu de vinaigre pour la fermentation. Cela servira pour les ceviche, évidemment, mais aussi pour en offrir aux villageois qui viennent souvent rendre visite au moine.
— Tomorrow and Friday, new guests, annonce Jiho.
La fin de la semaine approche déjà. Dans un tiroir, il sort un carnet dans lequel sont consignées les informations sur les nouveaux arrivants.
— Read, dit-il.
Je déplie les documents, et en hôtesse consciencieuse, annonce :
— Alors… il y aura Christopher, qui est Irlandais. Il a 71 ans. Une certaine expérience en méditation. Il est retraité, et habite en Thaïlande.
— Irland. Good.
— Ensuite, il y a Noela, qui est… française, tiens ! Elle est traductrice et parle couramment japonais.
— Ooooh ! Very interesting ! s’exclame Jiho.
— Et ensuite, Anthony, qui vient du… Canada.
Grand silence. Tout en rangeant la vaisselle, Antoine lance :
— Espérons qu’il fasse partie des 20%.
Nous voilà pris d’un fou-rire – et le rire du moine est extraordinaire. En quelques jours, bien des barrières sont tombées. Cette retraite est une source permanente de surprises. En si peu de temps, nous nous sentons… chez nous. À la maison. Responsables de ce qui nous entoure. Nous commençons à comprendre.