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Samantha et Antoine

31 octobre 2019

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Un jour à Tokyo

Les clefs du van passent d’une main à l’autre. Nos sacs à dos nous scient de nouveau les épaules. Quelques larmes roulent sur nos joues en regardant Joker dans un cinéma de Los Angeles. Les idées fusent durant une rencontre improvisée avec la Writers Guild of America. Tic tac. Ce sont nos dernières heures aux Etats-Unis. Nos vêtements sentent de nouveau bon la lessive. Nous retrouvons le blanc aseptisé d’un aéroport, et ces mêmes gestes répétés : tendre les passeports, ôter pièces et téléphones des poches, passer les portiques de sécurité, se faufiler dans un avion. En voyageurs de plus en plus aguerris, nous avons des réflexes. Les chaussettes douces que l’on enfile. Le masque de nuit qui tombe sur les paupières. La couverture dans laquelle on s’enroule. Près de douze heures de vol nous séparent de notre dernière constellation : le Japon.

Horloge interne

Déjà, notre horloge interne s’affole. C’est un bond dans le temps qui fracture des semaines d’un rythme parfaitement réglé. Dans le désert, loin des lumières et des écrans, nos journées commençaient à 6h du matin pour s’achever à 20h. C’est perdus et ensommeillés que nous franchissons la douane japonaise, en articulant tant bien que mal quelques formules de politesse. Notre séjour à Tokyo sera très bref : deux nuits et une journée complète sur place. Antoine a déjà eu l’occasion de découvrir la ville quand il était étudiant, et moi il y a quelques années pour le travail, dans le cadre d’un partenariat entre les Beaux Arts et le Comité Colbert. Nous avons envie que cette dernière constellation soit celle des étapes loin des sentiers battus. Kim, mon ancienne éditrice chez Pika Edition, n’est hélas pas présente au même moment que nous : dommage ! Mais ses enseignements sont restés précieusement gravés, et les automatismes se retrouvent vite dans le métro de la mégapole, pour prendre nos tickets. Nous louons une petite chambre à un particulier, dans le quartier d’Asakusa. Soulagement de poser nos bagages et de nous allonger sur les futons. Après quelques heures seulement de sommeil, nos yeux s’ouvrent d’eux-mêmes à 4h du matin heure locale. Impossible de se rendormir. Nous âmes sont encore quelque part à Los Angeles. Déjà, nous commençons à parler de ce que nous avons envie de faire. Il y a tant à découvrir ! Ni une, ni deux, dès l’aube, nous voici parés pour arpenter les ruelles brumeuses et silencieuses. Les souvenirs se superposent à ceux de nos précédentes visites. Je suis de nouveau charmée par la quiétude qui règne dans cette ville, pourtant réputée pour être survoltée. Il y a dans la culture japonaise un sens de l’organisation, de la discipline, du respect de l’autre, qui est très reposant pour les voyageurs que nous sommes. Inconsciemment, nous calquons nos décisions sur la rigueur ambiante. S’interdire de traverser un passage piéton quand le petit bonhomme est rouge. Veiller à ne pas frôler ses voisins dans le métro. Remercier encore et encore en inclinant le dos. Atmosphère aux antipodes des Etats-Unis.

Délicatesse

La journée commence par un petit déjeuner dans un café dans le quartier de Jimbocho : thé et gaufres couvertes d’un nappage au chocolat. Nos traits sont tirés par la fatigue, mais nos yeux brillants à la perspective des cinq semaines qui s’ouvrent tout juste. Nous avons choisi de démarrer notre exploration par cette rue emblématique, émaillée de librairies. Ce n’est pas forcément ce que l’on attendrait d’une journée à Tokyo, mais c’est ce qui nous réjouit. Flâner dans de minuscules boutiques qui sentent bon le papier ancien. Fouiller des casiers à la recherche d’un exemplaire rare. Toucher du regard des reliures d’un autre âge. Nous achetons quelques essais français d’occasion des années 1970 pour une poignée de Yens. Joie de croiser Ferdinand de Saussure et Guy Debord dans ces rayonnages poussiéreux. Nous sommes admiratifs de la solidarité entre les commerces : les libraires nous conseillent immédiatement d’aller chez leurs collègues en fonction de leurs spécialités. Une carte détaillée du quartier nous permet de naviguer de ruelle en ruelle. Cette douce errance nous conduit à quelques galeries d’art, où nous admirons de sublimes estampes. Puis vient le moment du déjeuner : nous nous dirigeons vers Aoyama Flower Market, un magnifique salon de thé adossé à un fleuriste. Ambiance raffinée et végétale : plats végétariens, parfum de dahlias et délicieuses infusions. Nous ne pouvons que chaudement vous recommander le lieu. Sous la lumière qui tombe de la verrière, nous buvons nos boissons à petites gorgées. Une sérénité nouvelle s’installe.

Trouver la perle rare

Ensuite, nous décidons de nous promener dans Harajuku, à la recherche d’un kimono. Je pense à m’en procurer un depuis des années, mais je voulais attendre le bon moment et le bon endroit. Un kimono de qualité peut rapidement s’avérer très cher, d’où l’idée d’en trouver un de seconde main. C’est ainsi que nous poussons les portes de la Gallery Kawano. Dans la pièce étroite, une grande table sur laquelle s’étale un arc-en-ciel de tissus moirés. Certaines pièces ont parfois 100 ans d’âge ! Devant la glace en pied, j’essaie plusieurs modèles, aux couleurs et motifs différents. La finesse du travail et l’harmonie des teintes laissent sans voix. C’est un vêtement pour les grandes occasions, une pièce de collection presque, que l’on craint d’abîmer au moindre mouvement. Finalement, après une recherche minutieuse, je trouve la perle rare. La soie est douce sous les doigts : c’est émouvant de se dire que ce kimono a déjà vécu plusieurs vies. Il y a dans les objets anciens des aspérités et des usures qui les auréolent d’une poésie singulière.

Au gré des pas

Après ces quelques emplettes, nous marchons sans but, jusqu’à tomber sur l’imposant torii en bois du sanctuaire Meiji. Ce temple a beau être très touristique, il m’inspire pour la seconde fois un apaisement profond. Passer des rues commerçantes agitées à cet îlot de verdure en quelques pas a quelque chose de magique. Nous traversons tranquillement cette forêt urbaine jusqu’à la prochaine station de métro. Déjà, la fatigue commence à peser sur nos épaules. Sans même nous en rendre compte, depuis le début de la journée, nos pieds ont déjà parcouru 20km ! Mais assez des routes bien tracées, nous avons de nouveau envie de faire un pas de côté. Il y a tant à faire à Tokyo, tant à voir, que nous ne préférons pas penser à ce qu’il ne faut pas rater. C’est le moment de se concentrer sur nos propres envies. Un quartier bien moins populaire que les autres attire notre attention : Shimokitazawa. Connu pour être jeune et dynamique, c’est le repère des petites friperies et autres cafés hipsters. De fait, en sortant du métro, le changement d’ambiance est total. Les étrangers deviennent rares, et ce sont plutôt des étudiants qui arpentent les charmantes venelles étroites. Poussés par la curiosité, nous passons d’une boutique vintage à une autre, amusés de voir autant de jeunes japonais faire défiler les cintres en quête de la prochaine bonne affaire.

Finalement, nos jambes trouvent un instant de répit dans un bar aux lumières tamisées. Des volutes de fumée montent jusqu’au plafond bas de béton brut. Dans le fond, sur des divans, un groupe de japonais fume en riant. Très surprenant pour nous ! Au Japon, il est interdit de fumer sur son lieu de travail, ou dans la rue par exemple, sous peine de sévères amendes, mais c’est autorisé dans certains établissements. Ici, les visages sont plus détendus, la serveuse ne s’appesantit pas d’autant de politesse que dans d’autres commerces. Cette unique journée à Tokyo touche bientôt à sa fin, mais déjà, les Etats-Unis semblent loin. Les thank you se sont transformés en arigato gozaimasu. Ces minces repères et réflexes que nous avions chacun bâti durant nos courts séjours ici-même sont réapparus en quelques minutes. Sans aucun doute, nous aimons être ici. Il y a dans l’air une exigence et un soin du détail qui nous parlent. La côte Ouest nous a fait découvrir une beauté naturelle, brute, grandiose. Au Japon, nous sentons déjà grandir une beauté artisanale, ciselée et raffinée.

Nous profitons de cette pause pour décider de l’endroit où nous dînerons ce soir. La nourriture n’est pas un petit sujet : le Japon est réputé pour sa gastronomie. Après des semaines de camping sauvage, nous allons écumer les restaurants. Ramens, okonomiyaki, sushis, sobas, sashimis… ce ne sont pas les choix qui manquent. Nous décidons de jeter notre dévolu sur un izakaya de Shinjuku, à la fois pour tenter un lieu typique et bon marché, mais aussi pour voir de façon fugace cette partie de Tokyo. Changement drastique de décor : J-pop à plein régime, écrans éblouissants et foule compacte. Quelques okonomiyaki plus tard, nous reprenons le chemin de notre chambre du moment. La journée aura été longue et dense. C’est ravis et le ventre plein que nous tombons sur les futons, dans l’espoir de faire une longue nuit. Mais devinez quoi ? 4h du matin, nous avons de nouveau les yeux ouverts. Le corps est à Los Angeles, l’âme prend son temps de l’autre côté de l’océan…

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