Postée à la fenêtre du châtelet, j’observe l’obscurité engloutir peu à peu les arbres et les toitures. Je demande à Antoine :
« On a bien pris toute la nourriture du van ?
— Oui.
— Tout tout tout ce qui peut sentir ?
— Mais oui !
— Et ton déo ?
— Mon déo ?
— Il paraît qu’il faut vraiment retirer tout ce qui sent.
— Pourquoi tu es nerveuse comme ça ?
— C’est un coin à ours. L’atmosphère, j’en sais rien, juste une précaution… j’ai une intuition, c’est comme ça. »
Antoine s’abstient de lever les yeux au ciel, mais je sens qu’il en a très envie. Flegmatique, il lui en faut beaucoup pour être anxieux, alors que je suis d’une nature très prudente. En particulier quand un petit quelque chose vient me picoter l’esprit, sans que je sache quoi. Une intuition. C’est très curieux, parce que nous avons dormi dans de nombreuses zones sauvages au Canada, où les populations d’ours étaient bien plus importantes, et je n’éprouvais pas ce fond d’inquiétude qui a fait son apparition ce soir.
Nous nous écroulons dans le lit, au milieu des couvertures, bien décidés à dormir jusqu’au petit matin. 20h, pour nous, c’est déjà très tard en ce moment ! Quelques heures plus tard – ce qui est pour notre horloge biologique le milieu de la nuit – on tambourine à la porte. Antoine et moi nous levons, encore ensommeillés, et ouvrons. Dans l’embrasure se dessine le visage paniqué d’une femme à l’épaisse chevelure rousse.
« Hi guys, sorry to bother you… »
Cette dernière est la propriétaire des lieux. Elle nous explique, sa lanterne à la main et le souffle court, que des ours ont été repérés autour des chalets. Ses chiens se comportent étrangement, elle sait ce que cela signifie. Les personnes logeant dans les environs sont priées de rapatrier tout ce qui peut « sentir » dans leurs voitures à leurs habitations : gâteaux, dentifrice, shampoing, etc. Antoine se tourne vers moi, soudain décomposé. Je me retiens de dire « JE L’AVAIS BIEN DIT » comme il s’est abstenu de lever les yeux au ciel. Il va vite vérifier dans le van s’il ne reste pas quoique ce soit qui constitue une source d’odeur attirante pour nos amis les ours. Nos mains soulèvent régulièrement un coin de rideaux, pour s’assurer qu’une silhouette massive ne serait pas sur notre palier. Grave erreur : je tape « Ours ouvre porte » sur Google et découvre des vidéos d’ours noirs parvenant à ouvrir les portes des vans pour y trouver la nourriture. En soi, c’est étrange, parce que les animaux sauvages en général ne me font pas peur. C’est ce contexte qui déclenche des alertes internes très primaires. La nuit noire, le froid mordant, la visite impromptue de cette dame aux yeux paniqués, les chiens qui émettent des aboiements d’alerte. La cerise sur le gâteau : mes recherches sur Internet de tous les faits divers – rarissimes, mais quand même, c’est arrivé – qui finissent par me plonger dans une inquiétude sourde. Antoine a des fou-rires en découvrant mon reportage Instagram sur « tout ce qu’il faut savoir sur les ours » – oui, quand je suis anxieuse, je me renseigne ! De manière générale, il est intéressant de constater que nos expériences de camping dans des endroits reculés réveillent en moi des réflexes insoupçonnés. Quand on connaît la faune, qu’on identifie les bruits, alors le corps fait abstraction. C’est le cas pour les coyotes : les hurlements la première nuit me tenaient aux aguets, alors qu’ensuite, ces sons ce sont complètement intégrés à mon environnement. Pour Antoine, encore une fois, c’est totalement autre chose : dix mygales pourraient se promener sur son torse pendant la nuit, il ne tressaillirait pas. Finalement, nous retournons nous coucher. Le lendemain matin, nous apprendrons que nos amis les ours étaient bien là autour du chalet, et que l’un des chiens de la propriétaire a été grièvement blessé en tentant de les éloigner.
2 commentaires
Ahah j’adore ce passage des ours. Faîtes attention, il y en a aussi au Japon 😉
Oooooh ! 😀 Bon à savoir